En ce moment, j’ai deux lectures en cours. En apparence, ces livres n’ont presque rien de commun.
D’un côté, The New Diary, de Tristine Rainer (éd. Tarcher Penguin, 2004).
De l’autre, Vivre une vie féministe, de Sarah Ahmed (éd. Hors d’Atteinte, 2024).
D’un côté, un manuel pratique sur les techniques d’écriture introspective.
De l’autre, un essai féministe théorique qui tente d’articuler ce qu’est une vie féministe, ce qu’est une féministe vivante, ce que fait une vie féministe à la personne qui la vit.
D’un côté, une femme blanche qui annonce qu’une grande partie de sa vie intérieure a été tournée vers les hommes.
De l’autre, une femme racisée lesbienne, considérée comme une des figures fondatrices de la phénoménologie queer.
Oui, en apparence, ces deux livres n’ont presque rien de commun. Ils ne portent pas le même propos, ne font pas résonner la même voix, ne viennent pas de la même époque, ne s’adressent pas tout à fait aux mêmes lectrices.
Et pourtant, plus j’avance dans ma lecture et plus il me semble qu’ils se répondent.
Parce que dans les deux cas, il s’agit de rendre dicible ce qui ne l’est pas d’emblée.
Dans les deux cas, il s’agit de tenter de mettre des mots sur ce qui se passe vraiment.
Dire ce qui se passe vraiment est une tâche rendue très difficile par les structures de domination, qui remplacent nos expériences intérieures par une lecture socialement acceptable de la situation.
Par exemple, dire “je regrette d’être devenue mère” n’est souvent pas possible d’emblée.
Dire “j’ai été victime d’inceste” n’est souvent pas possible d’emblée.
Ou bien dire “je ne désire pas les personnes que je suis censée désirer”.
Ou encore : “j’ai été victime de racisme”.
Tristine Rainer et Sara Ahmed essaient toutes deux de faire place à une expérience authentique de la réalité.
- Dans un cas, en pratiquant l’écriture introspective, sans chercher à ce que quiconque d’autre que soi-même se reconnaisse dans les mots qu’on a utilisés.
- Dans l’autre, en articulant des expériences intimes avec un regard critique et théorique, pour permettre à d’autres personnes de se reconnaître dans les mots qu’on a utilisés.
Je suis tentée d’y voir deux temps qui se complètent, qui se répondent, qui ont besoin l’un de l’autre pour exister :
- un temps pour discerner ce qui se passe pour nous ;
- un temps pour bâtir et parcourir un pont vers les autres.
Souvent, les mots des autres nous aident à vivre avec plus de clarté. Souvent, on a besoin d’abord de se mettre au clair avec soi-même avant de pouvoir en parler, et parfois avant de pouvoir écouter.
Et je suis convaincue que ce projet d’authenticité est un projet éminemment politique.
Les structures de domination s’appuient sur des mensonges. Pire : elles nous demandent de faire nôtres ces mensonges, de jouer si bien notre rôle qu’on croit ne plus jouer.
Deux citations de Sara Ahmed, en particulier, me paraissent faire le pont entre sa phénoménologie queer, féministe et antiraciste, et l’écriture intime défendue par Tristine Rainer :
- “Nous apprenons à ne pas être conscientes de ce qui se produit juste sous nos yeux” (p. 133).
- “Vous pouvez devenir consentante pour éviter ce que coûte le fait d’être obstinée” (p. 158).
L’authenticité, c’est tenter de re-devenir conscientes de ce qui se produit juste sous nos yeux.
C’est essayer de discerner si l’on s’engage dans une direction par élan propre, ou bien pour éviter d’avoir à payer le prix de la déviance.
C’est prendre le risque de découvrir qu’on n’aime pas ce qu’on pensait aimer, ou bien qu’on veut ce qu’on ne devrait pas désirer.
C’est difficile, inconfortable.
Ça exige de la nuance. Ça exige de l’humilité.
L’authenticité n’est jamais finie, jamais achevée, c’est un travail de tous les jours, le genre de travail domestique et quotidien qui n’intéresse personne, comme faire les poussières ou préparer à manger.
Je vois bien à quelle vitesse, dans les milieux féministes – comme partout ailleurs – nous nous recréons une autre version tronquée et simplifiée de la réalité et de nous-mêmes, pour nous épargner cet inconfort, ce travail, cette fatigue.
Pratiquer l’écriture introspective est une façon de commencer à avancer vers l’authenticité.
Ce n’est pas le seul moyen à notre disposition, et je ne crois pas non plus que ce soit l’aboutissement ultime de tout travail politique.
Mais c’est un des chemins qui s’offrent à nous pour s’engager avec justesse dans une vie et des combats qui sont vraiment les nôtres.
Voilà pourquoi, en tant que féministe, je défends encore et toujours l’écriture intime.
Voilà pourquoi je reviens encore et toujours à la charge, j’insiste avec autant d’entêtement pour que tout le monde s’en saisisse, en particulier les personnes minorisées.
Dans ma newsletter, pour que ce soit plus lisible, j’ai séparé la catégorie “Féminisme” et la catégorie “Ecrire” mais en réalité, pour moi, c’est au fond à peu près le même projet : devenir un sujet — par opposition à être un objet. Apprendre à dire “je”.
Permettez-moi donc de vous demander :
- Qu’est-ce qui se passe vraiment pour vous en ce moment ?
- De quoi avez-vous appris à ne pas être conscient·e ?
- Y a-t-il des choses auxquelles vous consentez pour éviter d’y être forcé·e ?
Vous pouvez y réfléchir et peut-être, noter quelque part vos idées ?
P.-S. : je lis The New Diary en partie parce que je suis en train de retravailler les formats d’accompagnement à l’écriture introspective que je vous propose. Je vous en dirai plus dans les semaines à venir.
P.-P.-S. :Pour l’instant, le truc à savoir c’est que : le prix du guide de l’écriture introspective va bientôt doubler et passer de 9 à 18 euros.
Cette hausse permettra de mieux refléter sa valeur et de prendre en compte les améliorations que je suis en train d’apporter aux programmes d’écriture inclus avec le guide.
Si vous voulez acheter l’ebook avant que le prix double, faites-le rapidement.
Même si vous payez le prix actuel, vous aurez accès aux mises à jour (y compris les nouveaux programmes d’écriture) quand ce sera prêt.
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