Les artistes sont jaloux.ses (et c’est OK)

Tout le monde adore parler de créativité, tout le temps, à toutes les sauces.

Le capitalisme s’est réapproprié cette notion pour nous vendre une blinde de matériel inutile et nous faire croire que la créativité, donc la joie, est compatible avec un emploi salarié (LOL). Il y a des livres qui l’expliquent, des ateliers à marque déposée qui la mettent en pratique, des articles académiques qui la décortiquent et même des séminaires d’entreprise sur ce sujet. 

(A mon avis, quand un thème fait l’objet d’un séminaire d’entreprise, c’est toujours très, très mauvais signe).

La créativité est censée être bonne pour la santé. Elle doit permettre de diminuer le taux de cholestérol et d’augmenter le profit – des employés plus créatifs étant plus capables de repousser les limites d’un système économique à bout de souffle.

Bref, on est collectivement obsédé·es par la créativité. Dans une société qui ne nous donne absolument pas les moyens d’une créativité joyeuse et épanouie.

Premier paradoxe.


Deuxième paradoxe : quand on parle de créativité, en général, on fait comme si c’était génial de créer, toujours agréable et doux, une vraie promenade de santé.

Il y a un truc, en particulier, dont on ne parle jamais. Une émotion qu’on préfère toustes pousser sous le tapis, ignorer, voire nier vigoureusement.

Il s’agit bien sûr de l’envie. De la jalousie.

De ce truc jaunâtre et gluant qui t’empoisse le coeur quand tu te trouves face à une personne qui, elle aussi, crée, mais qui le fait mieux, plus vite, avec davantage de succès financier ou de reconnaissance de la part de son audience.

Je ne décris pas cette émotion plus en détail, parce que je suis prête à parier que vous voyez très bien ce dont je veux parler.

La jalousie dans le monde artistique et créatif est le plus souvent silenciée.

On n’en parle pas, on regarde ailleurs. On la traite comme l’invitée gênante d’un chic dîner mondain, on la met de côté avec le dédain des bonnes gens pour le type qui met ses coudes sur la table et parle la bouche pleine.  

Quand une personne se hasarde, enfin, à l’évoquer, c’est le plus souvent pour donner un conseil insipide du genre : ne vous comparez pas aux autres.

Suivez votre propre chemin créatif. Ignorez la jalousie jusqu’à ce qu’elle se dissipe d’elle-même et que vous puissiez reprendre le cours serein de votre existence. Blablabla…


Bon, si vous avez lu jusqu’ici vous vous en doutez déjà : mon avis est à peu près le contraire de tout ça.

A mon sens, ignorer ou étouffer sa jalousie est une stratégie à la fois inhumaine et contre-productive sur le plan artistique. 

Inhumaine : l’envie fait partie de nous. Les êtres humains sont des mammifères sociaux. Nous avons besoin de nous situer à l’intérieur d’un groupe et tendance à nous comparer à celleux que nous identifions comme nos congénères.

Ce penchant est exacerbé par l’esprit du système capitaliste, où la compétition est érigée en vertu, et par les réseaux sociaux, où chacun·e met en scène ses succès avec un degré d’honnêteté très variable d’une personne et d’un moment à l’autre.

Alors je crois que ce serait bien qu’on soit toustes un peu plus tranquille avec l’existence de la jalousie, de l’envie, d’une forme pas très sexy de rivalité entre artistes. Parce qu’elle est tout simplement rendue inévitable par le monde dans lequel nous vivons. 

Oui, quand je vois quelqu’un·e qui rencontre beaucoup de succès dans un domaine très proche du mien, ça peut me heurter, ça peut me mettre dans le même état qu’une enfant de trois ans qui voit le gamin d’à côté tenir dans ses mains le joli jouet brillant qu’elle convoitait.

Le plus souvent, je me sens tout simplement un peu nulle, un peu triste, un peu déprimée.

Parfois, quand j’estime que la personne ne mérite pas ce qui lui arrive – genre un HSBC nullos que tout le monde encense pour un bouquin qu’on a déjà lu mille fois – ça me met carrément en rage. 


Non seulement c’est OK, mais c’est même carrément utile. 

A mon sens, la jalousie n’est pas un obstacle au processus créatif. Elle en fait pleinement partie.

Parce que, quand j’écoute ma jalousie, quand je prends mon courage à deux mains et que j’ose la regarder en face, je suis toujours surprise de voir qu’elle a des trucs intéressants à me dire.

Derrière ces jeux d’ego, se cachent des désirs profonds et authentiques.

Par exemple, supposons que je voie la story de Bidula sur son troisième bouquin en deux ans, son nouveau roman étant un best-seller comme les deux précédents. Me voici le cœur étreint d’envie. 

S’agit-il seulement d’immaturité ou d’insécurité ou de vénalité ?

Non. Si je creuse un peu, je suis envieuse de Bidula parce qu’elle vit de son écriture, et que j’aimerais bien ne plus avoir à cumuler deux boulots en parallèle d’une reprise d’études. J’aimerais bien être moins épuisée. Ce désir n’a rien de risible, ni d’immature. 

Ou alors, Machine annonce sa participation à une résidence d’écriture collective queer et féministe dont je n’ai jamais entendu parler, et j’ai soudainement l’impression d’avoir treize ans et de ne pas être invitée à la boum du collège

Si je creuse un peu, je suis envieuse de Machine parce que je suis très solitaire dans mon processus créatif et que j’aimerais être mieux entourée. Si je creuse encore davantage, je note que malgré ce désir, j’ai soigneusement saboté tous les projets de collaboration qui se sont esquissés ces trois dernières années.

Mmmh. Un bon sujet pour la prochaine session avec mon psy, alors.

Bref, vous voyez l’idée.

Et vous, votre jalousie, elle vous raconte quoi ?


Ceci est le troisième article d’une série sur l’écriture et la créativité.

Si le thème vous intéresse, voici les deux épisodes précédents : 


P.-S. : comme par hasard, en travaillant sur cet article je suis soudainement tombée sur des gens qui parlaient honnêtement de la place de leur jalousie dans le processus créatif. Un délice ! C’est ce que fait par exemple Laura Felpin dans son entretien avec Lauren Bastide, dans La Poudre, quand elle explique avec finesse que sa sororité avec ses consoeurs est aussi construite en réaction à une forme d’envie. Il y aussi l’autrice et animatrice d’ateliers d’écriture Amélie Charcosset, dans cet entretien, qui dit en toute simplicité qu’elle n’échappe pas à sa jalousie.

P.-P.-S. : peut-être l’avez-vous remarqué ? ces dernières semaines, je n’ai pas publié d’article. J’ai pris une pause aussi nécessaire qu’agréable. J’espère vous avoir un peu manqué (hehe) et je suis très heureuse de vous retrouver <3

Puisque l’écriture introspective vous intéresse…

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Attention. L’écriture introspective, comme toute pratique liée à la santé mentale, ne doit pas être prise à la légère.

Elle n’est pas adaptée à tout le monde :

  • Si vous présentez des symptômes psychotiques, l’écriture introspective est à proscrire. Il semblerait qu’elle puisse entraîner une décompensation rendant plus difficile la maîtrise des symptômes. Je préfère vous le dire tout de suite, même si je comprends que ce soit décevant. 
  • De même, si vous êtes actuellement très fragile, que vous ressentez une grande détresse psychologique, que vous avez des idées noires, l’écriture introspective n’est pas recommandée.

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